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dimanche 14 octobre 2012

LES ENJEUX DE LA CREOLITE


LES ENJEUX DE LA CREOLITE

CONFERENCE D’Ernest PEPIN





              Lorsqu’il advint à Jean BERNABE, Patrick CHAMOISEAU et Raphaël CONFIANT d’écrire Eloge de la Créolité en 1989, il y eut beaucoup de remous de bruits et de fureurs.

              Comment s’écria-t’on ! Qu’est-ce que c’est que ce néologisme ? D’évidence la créolité ne pouvait qu’être suspecte d’un péché mortel, dans la mesure où le mot « créole » n’évoquait pour les antillais franco-créolophones que deux réalités, toutes deux honteusement assumées : celle de la langue créole et celle de l’ethno-classe « békés » ou « blanc-pays ».

              Ainsi admettait-on, sans difficulté aucune, que Joséphine de Beauharnais et Saint-John PERSE eussent pu se réclamer d’une quelconque « créolité » mais l’on s’offusquait à l’idée de petits-fils d’esclaves, des négros-africains, des néo-africains, des « blacks » pussent eux aussi se proclamer « créoles ».

              N’y avait-il pas là imposture, falsification ou pour le moins trahison à l’égard des racines, reniement malvenu des origines ? N’était ce pas là régression coupable vers la maladie infantile de ‘exotisme au rebours des fulgurances telluriques, volcaniques d’un Aimé CESAIRE ou des salutaires et thérapeutiques analyses d’un Frants FANON ? E, qu’il est, l’antillanité telle que définie par Edouard GLISSANT, ne suffisait-elle pas à dire « l’en-bas du plus profond de nous-mêmes ».

              Et puis surtout n’avions nous pas, avec la négritude, proposé l’indépassable théorie de notre identité ?

              Car c’est de cela qu’il s’agit pour nous autres, peuple bâtard au visage brouillé par d’inédits métissages, peuple déporté à l’esprit taraudé par de multiples aliénations, peuple en gestation dont l’aller se perd dans de sinueuses combinaisons, si sinueuses et si combinées, qu’elle prend la forme d’un retour obligé vers la transparence perdue de nos pays natals.

              A en croire les signataires de l’Eloge il est question de «réenclencher notre potentiel créatif » de « retrouver une expression plus juste » et « une esthétique plus vraie », d’arpenter « l’écologie et le champ antillais », de saborder nos tropismes d’extériorité (extériorité d’aspirations (l’Afrique), de l’expression de la révolte (le Nègre), d’affirmation de soi (Nous sommes des africains) en une phrase de « comprendre ce qu’est l’antillais »)

              Généreux postulats pour atteindre le dévoilement d’un réel recouvert par toutes les cendres de nos errances et par toutes les scarifications de nos marronnages !

              Mais comment faire ?

              Toute pensée suppose des assises et nécessite des leviers, propose des démarches, des procédures, des procédés élucidants.

              Eh bien voilà ! La « vision intérieure », « l’acceptation de soi » sont les leviers.
« réapprendre à visualiser nos profondeurs. Réapprendre à regarder positivement ce qui palpite autour de nous ». Voilà la démarche !

              « La vision intérieure défait d’abord la vieille imagerie française qui nous tapisse et nous restitue à nous mêmes en une mosaïque renouvelée par  l’autonomie de ses éléments, leur imprévisibilité, leurs résonances devenues mystérieuses ».

              Il s’agit en clair de revenir à notre imaginaire de décoloniser notre imaginaire et d’assumer notre richesse bilingue.
             
              Mais dira t-on, la négritude n’a jamais dit autre choses et de surcroît elle a l’incontestable mérite de l’avoir dit la première !

              Eh bien ou c’est vrai ! Les objectifs affichés et proclamés sont quasiment les mêmes c’est l’optique qui change. Le grand cri nègre avait eu pour ambition de réhabiliter l’homme noir et les cultures négro-africaines. Ce fut magistralement fait quoique non sans quelques controverses retentissantes. Cela correspondait à la nécessité d’asseoir un vaste mouvement de décolonisation sur le trône royal du droit à la différence. Mais depuis les empires coloniaux se sont morcelés en Etats-Nations et ils ont pris, chacun à leur manière la route des arrivées. Si bien qu’il a fallu arrimer la question de l’identité culturelle non pas à une conception globalisante mais à des conceptions spécifiques rendant compte des situations particulières.

              Longtemps l’identité s’est décliné sur le mon de l’Un. Une langue, un territoire, une religion, une histoire, une racine unique. Multiculturels nous en venons à une approche polycentrique où il est question d’identité-mosaïque confortée par des langues, des langages, des lieux, des systèmes de pensée, des histoires se fécondant et dénouant l’imprévisible. Une identité de cohabitation s’impose à nous en nous suggérant de rejeter les exclusives de l’Un et ses exclusions militantes. C’est de ce terreau là que vient la créolité non pas comme une anti-négritude mais comme un élargissement de la trouée initiale à notre monde tel qu’il est, comme un éclairage révélateur de notre réalité composite.

              En littérature, la créolité exhume l’oralité enfouies (contes, chants, proverbes, jeux de mots) porteuse de contre-valeurs et de contre-culture. Elle s’arc-boute sur la mémoire vraie en urgence d’un cheminement plus adéquat à notre espace-temps (en revisitant les systèmes de datation, de positionnement dans l’espace, de lisibilité de l’obscur) et tout cela en divergence d’avec les chroniques coloniales.

              Elle renifle l’existence en situation (marchés, veillées, lewoz, lolos, croyances, approches de séduction, etc…) pour y déceler la trace du projet contrarié voire étouffé..

              Elle plonge dans la modernité « créolisée » du monde et s’appuie le bras créateur de la langue créole.

              « Le poète créole, le romancier créole, d’expression créole, devra dans le même allant, être le récolteur de la parole ancestrale, le jardinier des vocables nouveaux, le découvreur de la créolité du créole ».

              Ceci suppose que notre rapport à la langue prenne en compte l’esprit des langues dans une dynamique créatrice et hors tout fétichisme réducteur.

              Par ce rapport aux langues qui vaut aussi pour la relation aux cultures la créolité redécouvre une autre histoire du monde conjuguée au pluriel : ce sont les créolités antérieures « égyptiennes, grecques, chinoises, hindous, africaines » qui ont accouché du monde. Ce sont les créolités d’aujourd’hui qui mettent en chantier le monde de demain.

              Ceci étant compris, comment cela s’épelle t-il dans la création littéraire ?

              Il est bon de rappeler l’extraordinaire support théorique fourni par Edouard GLISSANT non seulement comme essayiste mais encore comme romancier, poète et dramaturge. Edouard GLISSANT a « rapatrié » notre théorie de la littérature en explorant tous les en-dessous, tous les non-dits, toute la trame souterraine de notre entour antillais et caribéen. Faut-il citer « Le Discours Antillais », « Le Quatrième Siècle », « Malemort » ? Le mérite incontestable d’Edouard GLISSANT est d’avoir fourni aux générations présentes et futures une approche recentrée de la lecture de la culture antillaise et surtout de la littérature antillaise créole. En lieu et place de l’Afrique comme matrice fondamentale il a proposé la créativité inachevée et imprévisible de l’espace historique, géographique et anthropologique de la société créole en enracinant le « point de vue » et en défrichant une sémiologie de nous mêmes. Le monde antillais vécu comme invalide et anormal prit tout soudainement non pas une logique mais une intelligibilité. Nos cases, nos mornes, nos hauteurs, nos croyances, notre parler, nos langages en un mot notre présence au monde, revisitée par « la vision prophétique du passé » reprirent densité et éloquence.

              On ne peut comprendre la littérature de la créolité sans intégrer l’apport et le support d’Edouard GLISSANT.

              Si l’on prend « Texaco », on s’aperçoit qu’il y a la proposition d’une nouvelle lecture de l’histoire et surtout de l’organisation de l’espace et de la sédimentation sociale.

              Le regard traditionnel aurait lu Texaco comme une excroissance de la marginalité, une excroissance insupportable qu’il faudrait  faire revenir à la norme urbaine à partir de concepts occidentaux, notamment à partir d’un ordre figé ou l’individualisme fleurit et où l’esprit créole est évacué. Chamoiseau s’oppose à cette vision en nous montrant l’en-bas feuilles. Ce qui est à l’œuvre dans les entrailles de cette micro société. Ce qu’elle nous révèle et nous enseigne sur notre adaptation historique à l’içi-dans nous mêmes. Une temporalité non répertoriée (temps du bois-caisse, du fibro-ciment, etc…), une nouvelle lecture des filiations historiques allant des mornes à l’en-ville. Toute une résistance en travail, toute une stratégie de cohabitation, de maîtrise des lieux et de sa sociologie d’où émerge une créativité ou une création humaine tout à fait remarquable. Bien sûr cela mobilise une transcription littéraire inédite et une mise en scène du discours originale.

              Il en va de même chez Raphaël CONFIANT où par exemple « Le nègre et l’Amiral » décode et encode le vécu martiniquais de la période de l‘Amiral Robert. Là encore, à travers le récit, c’est la culture créole qui est la matière première du roman.

              « La grande drive des esprits » veut sonder notre imaginaire, notre relation aux notions de fatalité, de destinée, de réalité, de surréalité et surnaturalité à travers un jeu complexe de va et vient entre réel et irréel, tradition et modernité.

              « L’Homme-au-bâton » tente de mettre à nu le discours de l’imaginaire créole comme construction compensatoire aux manques du réel mais aussi comme projection d’une identité mosaïque.

              L’enjeu littéraire de la créolité est fondamentalement de revisiter la langue, l’esthétique du récit, l’orchestration des évènements et des lieux à partir du postulat plurielle de l’identité et partant de revaloriser les pistes fragiles tracées par l’ingénieuse et subtile architecture née de l’esprit créole.

              Mais tout cela ne se limite aucunement à la littérature. C’est un chantier ouvert aux données économiques, sociales et politiques. Il s’agit en fait de valider et de faire fructifier toutes les stratégies bricolées par nos peuples pour répondre aux exigences de leur histoire spécifique.

              Que pouvons nous faire aujourd’hui avec la manière créole d’aborder l’économie ?

              Que pouvons nous faire avec la manière créole d’aborder les relations sociales ?

              Que pouvons nous faire avec la manière créole d’aborder la politique ?

              Quel monde devons nous bâtir en tenant compte de ces données, voilà je crois l’enjeu de la créolité.

2 commentaires:

  1. On en fini pas d'essayer de définir la créolité.L'entreprise est difficile parce que définir un concept c'est le figé et que, de toute évidence, la créolité est un processus en marche. Interrogeons-nous sur notre propre créolité.

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  2. Personnellement, je considère la "théorie" de Glissant comme une splendide supercherie. En effet, la fiabilité d'un système de pensée ne saurait prendre appui sur une expérience individuelle et intérieure de l'imaginaire, car dans le champ culturel, l'imaginaire est objectivable, étant donné qu'il constitue la matrice acceptée ou refoulée de tout un système de valeurs, bref, d'une idéologie.
    C’est là que la bât blesse dans le passage de la Négritude à la Créolité, la Négritude ayant poursuivi une dynamique de réhabilitation de l’homme noir en tentant de montrer que sa culture était aussi noble que la culture épique occidentale (je pense en particulier à la poésie de Senghor), comme si les cultures africaines ne pouvaient pas être différentes : moins patriarcales, plus populaires et plus panthéisques (veine dans laquelle tente de se couler, non sans lourdeur, Patrick Chamoiseau).

    Bref, pour moi le problème de la Créolité, c’est qu’elle repose sur des individualités alors que sa nature culturelle est sociale ; et que son expression récente, celle de Glissant notamment, fait l’impasse sur son origine africaine et sur sa langue, le créole, dont tout laisse à penser qu’il serait constitué majoritairement d’apports africains, quoiqu’en disent les linguistes académiques de l’aire francophone. Par ailleurs, l’ignorance occidentale des cultures africaines et de leur archéologie permet d’exclure très confortablement l’homme africain comme pilier anthropologique de la culture créole. C’est bien commode de penser que la créolité serait d’origine métisse, comme si tous ces africains, cousins de culture et tous issus d’une culture orale, avaient été dans l’incapacité, au fond de leur cœur mais aussi de leur pensée, de reconstruire la société dont la traite les avait coupés, mais qu’ils ont transbordée avec eux (patrimoine immatériel)… Du coup, la mosaïque prétendue de la créolité ne serait qu’un écran qui tendrait à minorer l’apport africain au moyen des ersatz tardifs de l’émigration indienne, chinoise ou levantine, alors même que les objets culturels de ces civilisations n’ont pas trouvé au cœur de la culture créole, il me semble, le même degré de transculturation et de fusion que les éléments qui ont pu survivre de la culture africaine, comme le vaudou, par exemple…

    Pour moi, la pseudo mosaïque glissantienne n’a qu’un but : achever ce génocide néocolonial par substitution qui entend bien effacer la matrice culturelle de l’identité antillaise, au moyen d’une brillante et séduisante supercherie intellectuelle.

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