L'ESPACE DANS LA LITTERATURE
ANTILLAISE
Tout
récit se meut dans le temps et l’espace où se déroule son action. Cependant,
l’espace - ou plutôt le traitement de l’espace- n’est pas neutre. Il se révèle
au lecteur comme un indicateur qui oriente le sens de la narration tout en
déployant un réseau multiple de significations ayant pour fonction d’engendrer
la cohérence de l’ensemble textuel.
A ce titre, l’espace enracine ou déracine le récit
dans un lieu (ou dans des lieux divers) et exhibe la relation que veut établir
l’auteur, à travers personnages et narrateur, avec les topos.
On peut donc en portant attention à ce que dit
l’auteur de l’espace découvrir ce que dit l’espace du projet de l’auteur.
S’agit-il pour lui de produire l’illusion de la réalité ? Cherche t-il à
communiquer un savoir du monde ? Veut-il assigner à l’espace une fonction
spécifique dans l’intrigue ? Souhaite t-il rattacher le texte à un courant
littéraire ? Autant de questions qui ne manqueront pas de nous préoccuper
dans le cadre de cet exposé.
Toutefois, avant d’aborder l’analyse de l’espace
dans la littérature antillaise, il convient de situer le cadre dans lequel elle
s’inscrit en tant que production singulière émanant de deux foyers, la
Martinique et la Guadeloupe, marqués par la dimension coloniale de l’histoire
et de la géographie.
Littérature en excès par rapport à la modestie de
l’espace insulaire et comme un débordé d’une conscience collective dont la
structuration doit à de multiples ancrages. Toujours un ici-dans et des
ailleurs s’y entrechoquent pour dire la postulation d’un univers invalide qui
veut s’ériger en valeur. Il s’agit donc pour cette littérature de combler un
manque, de résoudre une fracture, d’explorer une faille afin de rejoindre, par
delà les fausses cécités, la plénitude signifiante d’une relation gratifiante à
soi-même et au monde.
Il est à noter que cette littérature, dès le départ,
ne s’est jamais pensée de manière autarcique mais comme une confrontation
obligée, un dialogue complexe avec la littérature occidentale. C’est que
précisément elle est née du besoin vital d’affirmer une altérité tout en
revendiquant sa parenté avec les grandes littératures du monde. Quelque chose
de l’ordre de l’écartelé, du déchiré l’habite alors même qu’elle hèle à la
réconciliation. Au moment même où elle se proclame marqueur d’identité, elle se
dissout dans le vaste océan de l’écrit littéraire. Condamnée à multiplier les
acrobaties idéologiques, esthétiques et politiques, elle a connu un parcours
contrasté où s’égrènent différents courants littéraires.
L’itinéraire est connu. C’est une littérature dont
l’évolution a été rythmée par différentes strates qui vont du doudouisme
exotique à la créolité en passant par la négritude et l’antillanité.
Il n’est donc pas inutile de rappeler le traitement
de l’espace dans chacune de ses strates.
Le
doudouisme exotique, impensé de notre littérature, dans une sorte d’aveuglement
idéologique va mythifier l’espace en le déportant vers un ailleurs édénique
correspondant aux clichés attendus par le regard colonial.
Il ne retiendra que l’écart, anesthésiant et
anesthésié, par rapport à une norme, non dite mais présente en creux, qui
relève des canons de l’occident. Mer bleue, sable d’or, colibris, végétation
luxuriante, beauté de la doudou font partie d’une panoplie convenue dont la
fonction est d’extraire du paysage les ingrédients d’un merveilleux de
pacotille propre à susciter le rêve d’une sorte d’innocence paradisiaque du
paysage.
Aussi bien, assistons-nous à une mise en scène de la
nature qui loin d’être naturelle sera naturée
avec des artifices plus ou moins grossiers. Cet excès de la nature tue la
nature en brouillant l’émergence d’un sens et il n’en reste que le décor d’un
fantasme exotique d’îles amoureuses du vent où l’air à des senteurs de vanille.
De ce paysage, l’être est absent dans sa dimension
humaine, sociale et historique. Il devient le reflet accommodant d’une réalité
évidée. Au sens propre du terme, le doudouisme ne voit pas le réel qu’il a
voilé derrière le masque de son mirage ou alors celui-ci est ramené à une
poétique de la déterritorialisation. L’écart, l’ailleurs, l’étrange en plein
cœur de l’ici camoufle une béance, creuse un silence, fabrique une cécité en
donnant plein la vue dans un spectacle sensuel où nulle intériorité ne se donne
ni ne se quête.
En clair, le doudouisme exprime une sorte de
faillite de l’espace qui se retrouve chosifié, déshumanisé et pour finir vidé
de toute substance et de toute perspective.
C’est le régionalisme qui va insuffler un peu de vie
et de vérité à ce décor de « peplum » antillais en tentant
d’introduire dans l’espace une dimension culturelle, c’est-à-dire une
conscience de l’histoire.
Toujours l’écart est maintenu par rapport à la norme
mais le rapport a basculé sur son axe. A l’absolue différence nécessaire à
l’émerveillement va succéder la relativité qui, au lieu d’éloigner, rapproche
la perception des humanités. La danse, la cuisine, les coutumes et les
traditions, le parler sont localisés non plus seulement dans une essence mais
dans l’historicité de toutes les pratiques humaines. C’est dans le registre de
la variation, de la variante qu’il faut lire le régionalisme d’ailleurs vivace
dans la littérature française elle-même.
Gilbert de Chambertrand, Gilbert Gratiant, Oruno
Lara et tant d’autres, d’une certaine façon, rapprochent les poétiques alors
même qu’ils prétendent exprimer une singularité : une légitimité de la
différence. Il s’agit pour eux de donner une visibilité à leur inscription dans
le champ dénié de l’humain. Ils évoluent de fait entre les rives de la
continuité littéraire et de la discontinuité culturelle. C’est cette tension
qui fait le propre de leur écriture de l’espace. D’où chez eux un classicisme
certain qui désaccorde l’écriture avec le projet idéologique. C’est cette
faille qui accore leurs œuvres aux poncifs d’un folklorisme aujourd’hui désuet.
Cette discordance révèle qu’ils n’avaient pas les moyens théoriques et encore
moins littéraires de leur ambition d’enracinement dans l’espace. Entre les
proclamations et les clameurs seule demeure une rhétorique de l’assimilation
qui ressemble à s’y méprendre à une marque d’impuissance.
Il a fallu attendre la négritude pour que soit
posée, en termes polémiques, la question du lieu. On le sait : pour la
négritude le lieu c’est l’Afrique. Une Afrique mythique dont la domiciliation
littéraire est habitée par la nécessité de rompre avec l’Assimilation en
creusant l’écart anthropologique et en renversant le discours de l’Occident.
Baobab, tam-tam, empires disparus, traite négrière, douleurs de la plantation,
déracinement seront, entre autres, les déclinaisons d'une nostalgie impossible
emportée dans un corps à corps avec l’espace et surtout avec le temps.
C’est que l’espace de la négritude césairienne est
avant tout une coupure, un manque, une perte remémorée, ressassée jusqu’au
dégoût. Loin de relever de l’ordre de la jouissance jubilatoire, il se complaît
dans le disjonctif, le disruptif au point d’écarteler le moi collectif en de
multiples fragmentations souffrantes.
« et
voici passer
vagabondage
sans nom
vers les sûres
nécropoles du couchant
les soleils,
les pluies, les galaxies
fondus en
fraternel magma
et la terre ,
oubliée la morgue des orages,
qui dans son
roulis ourle des déchirures
perdue,
patiente, debout
durcifiant
sauvagement l’invisible falun,
s’éteignit
et la mer fait
à la terre un collier de silence,
la mer humant
la paix sacrificielle
où
s’enchevêtrent nos râles, immobile avec
d’étranges
perles et de muets muûrissements
d’abysse,
la terre fait
à la mer un bombement de silence
dans le
silence »
Les pur-sang
(in Les armes miraculeuses)
« transmission
d’anolis au paysage de verres cassés »
Soleil serpent
(in Les armes miraculeuses)
« batouque
de bourgs bossus de pieds pourris de morts épelées dans le desespoir sans prix
du souvenir »
Batouque ( in
Les armes miraculeuses)
« Pluie
capable de tout sauf de laver le sang qui coule sur les
doigts des
assassins des peuples surpris sous
les hautes
futaies de l’innocence »
Pluies (in
Cadastre)
On
en revient à la deterritorialisation, non pas par le détour exotique
chosifiant, mais par une mémoire de la chair noire dressée contre la
transplantation mutilante et le déport subi hors de son lieu historique,
culturel et ontologique. Césaire privilégie la coupure tout en voulant
ressouder les deux rives de l’Atlantique et il cherche aux Antilles l’Afrique
perdue et croit-il, ressouchée.
Pourtant, à bien lire le Cahier d’un retour au pays
natal, les Antilles s’y présentent avec la palette du dolorisme mais aussi avec
leur vérité historique de purulence coloniale.
Il y a bien cette ville plate, étalée, échouée et
pour tout dire piteuse et pitoyable comme la preuve d’un élan dévitalisé. Il y
a bien le morne au « sang impaludé », « accroupi »,
« famélique » où se juchent les peurs et les faims.
Alors que dans l’imaginaire antillais le morne est
le haut lieu de la résistance, paradoxalement chez Césaire, il est comme arasé,
comme écrasé par le pilon mortifère de la colonisation.
Il y a bien la mer, mais c’est une mer de la
strangulation, de la voration, une sorte d’archives de la douleur, une bouche
avide qui grignote, un impossible de l’aller sans retour, une béance de la
défenestration psychologique, un miroir de l’horreur de la traite…Ce n’est pas
uniquement par souci de prendre à rebours l’exotisme, c’est aussi et surtout
parce que la négritude s’arrime à une passion christique dont la mer , à
l’instar de la plantation, est le calvaire et la croix.
Il est intéressant de comparer la rhétorique de la
mer dans l’œuvre de Saint-John Perse et dans celle d’Aimé Césaire. Autant la
mer de Perse est une promulgation divine autant la mer de Césaire est un
infernal décret. Autant la mer de Perse s’élargit au monde dans une avancée
impériale et impérieuse autant la mer de Césaire se ferme en couloir de la désespérance.
Elle ne mène nulle part même si elle ramène les dépouilles mentales de la
déchirure initiale. En fait, elle ramène à soi comme un cachot peuplé de
terreurs intimes.
Le soleil est là, mais loin d’être une force , un
rayonnement nourricier, il devient figure de la malédiction, de la damnation.
Soleil «vénérien » qui débilite et vampirise.
La case , elle-même, est de l’ordre du faux et du
monstrueux avec sa toiture qui grésille, son semblant de lit, ses purulences et
ses lèpres.
Seule la végétation échappe à cette maladie du
paysage césairien. Elle irrigue le texte d’un vitalisme animiste comme si elle
prenait la relève (où la défense) de l’homme défait. Elle proteste, contredit,
déjoue et signe une pétition de la révolte consubstantielle à son foisonnement
et à son désordre.
Bien sûr, elle se distribue aussi, sur la carte des
symboles, en négativité autant qu’en positivité, mais elle demeure l’acteur
d’une forme de rébellion indomptable par la seule énergie de son affirmation.
Tout se passe comme si l’élan vital, dans cette désolation, avait reflué vers
la masse végétale. D’où la métaphore récurrente de l’arbre, magnifié en symbole
du debout, du dressé tel un mât salvateur.
Lorsque mon ami, Raphael Confiant, affirme qu’il n’y
a rien de créole dans l’œuvre de Césaire et qu’elle rêve d’un ailleurs en
négligeant l’entour, il commet à mon humble avis un contresens. Il oublie que
la poétique de Césaire se nourrit d’une exigence : réhabiliter l’Afrique non pas en Afrique mais précisément en plein cœur
des Antilles ! Or si l’Afrique n’est pas portée par les hommes
vaincus, par le paysage colonial de la ville et de la plantation, elle ne peut
l’être que par la végétation intouchée qui devient le symbole d’une origine, la
mémoire du commencement du monde et partant la matrice d’un possible
recommencement. Les plantes créoles sont bien présentes ! Loin de servir à
planter un décor, elles signifient, à travers le prisme d’un animisme constant,
la force d’une possible Rédemption. Elles ne sont ni connaissance, ni science
mais intuition d’une participation renouvelée à la dynamique du salut. Elles
font contrepoids à la déroute et à la défaite du déracinement.
C’est que le lieu de Césaire n’est ni l’Afrique
,comme on le répète à l’envie, ni comme le réclame Confiant la validité du
monde créole. Son véritable lieu est un hors-lieu parce que loin d’être
géographique il est d’abord psychanalytique. Il suffit pour s’en rendre compte
de suivre avec attention les images de l’enfermement, de l’explosion, de la
neuve éclosion, de la rédemption, du salut, de la libération. Le lieu est une
blessure à conjurer, une rupture sans soudure, un écartèlement, une dislocation
à la fois commémorée et refusée. Autant dire qu’il s’agit avant tout d’un
espace mental… Osant une boutade, je suggérerai que Césaire ne veut pas (ne
peut pas) sortir du bateau négrier. S’il refuse de voir (la créolisation) c’est
que la traversée lui a brûlé les yeux. Dès lors, c’est sa mémoire qui voit de
façon régressive jusqu’à recréer un monde habitable : celui de la poésie.
Il n’est pas en-dehors du paysage, il s’y plonge et le découvre inacceptable,
invalide : version absurdement raté du paradis terrestre. Toujours cette
référence au paradis alliée au non-dit : l’enfer !
« Tropiques », la revue, curieusement
contredit cette poétique, profondément chrétienne, en faisant l’inventaire de
certaines réalités créoles (contes, faune, flore) comme si de l’approche
intellectuelle à l’approche poétique un fossé s’était creusé. Mais penser cela
c’est faire fi des enjeux de l’une et de l’autre. « Tropiques », tout
en le contestant, prend le relais du régionalisme face à la négation pétainiste
de l’Amiral Robert La poésie, tout en affirmant l’imprescriptible droit à la
différence dénonce au nom de l’universel le crime d’une déterritorialisation
forcée, la chute de l’homme dans le nègre en postulant une remontée jamais vue.
Il n’y a là aucune contradiction mais l’adaptation de la perspective aux
finalités.
Edouard Glissant va, au sens propre et figuré,
rapatrier la problématique du lieu et de l’espace dans la Caraïbe et
singulièrement aux Antilles. A la poétique du déracinement regretté, il va
substituer une poétique de l’enracinement assumé. A la poétique de la
protestation, il va substituer une poétique du consentement. A la poétique
d’une lecture fantasmée du paysage, il va substituer une poétique de l’étant.
Sa démarche sera de l’ordre du défrichement et du déchiffrement dictés par un
ancrage dynamique, non pas dans la mémoire de l’Avant mais dans l’avancée de la
mémoire prospective. « Vision prophétique du passé » ! D’où chez
Glissant l’importance accordée à la « trace », à
« l’opacité », au « listage » afin de révéler au soleil de
la conscience une vérité trop longtemps occultée.
Cette vérité est limpide. Elle s’apparente à cette
affirmation de Jean-Paul Sartre : « L’important n’est pas ce qu’on a
fait de nous, l’important est ce que nous avons fait de ce qu’on a fait de
nous. ». L’important est cette germination contrariée, rusée, obstinée qui
fonde une culture constamment en gestation, en bifurcation, en détour, en
ramification. Elle s’est crée son espace et , le créant, elle modifie les
espaces du monde. L’espace devient alors le centre d’une poétique et la
poétique d’un décentrement des histoires.
Dans « La Lézarde » que l’on peut lire
comme un itinéraire, une initiation, une traversée vers soi-même, un allant et
un élan, le paysage s’érige en personnage signifiant. Il y a simultanéité et
concordance entre le fait de remonter le cours de la Lézarde et celui d’entrer
dans l’éblouissement de la conscience. Lequel est lié à un meurtre,
c’est-à-dire à un écoulement de sang.
Une esthétique du paysage est ici déployée avec des
moyens nouveaux – non exotique- puisque le paysage se vit aussi comme un monde
intérieur à la fois subjectif et objectif.
Cette esthétique devient plus maîtrisée, plus
organisée – moins lyrique en somme – dans «Le Quatrième siècle » où se
mettent en place le morne du marronnage, la plaine de l’accommodement rusé et
l’entre-deux d’une créolisation annoncée sous le mode de l’entremêlement, de
l’indistinct. C’est de cette topographie désormais signifiante que surgit la
création opaque d’une identité non pas illisible mais non élucidée hors de la
maîtrise purement coloniale. Dans le triangle , le trio, Béluse, Longoué,
Laroche une forme de restitution fore son espace embrouillé à travers une
géographie qui s’accommode des mémoires transversales et , apparemment,
contradictoires. Glissant se fait porte-parole de ces lieux en les soumettant à
la clairvoyance d’une conscience de l’en-dessous.
« Notre
paysage est son propre monument : la trace qu’il signifie est repérable
par-dessous. C’est tout histoire.)
in :
Discours Antillais (page 20)
« Malemort » semble remettre en question cette
clairvoyance en brouillant les pistes de l’enquête. Tout se passe comme si le
paysage se dérobait sous la poussée d’une usure du sens liée à l’irruption
perverses et sournoises des effets de l’assimilation. Quimboiseurs sans sacré,
marrons sans révolte historique, djobeurs voués à la marginalisation,
petite-bourgeoisie diluée dans le mimétisme sont les échos sociaux de lieux
délités et sans fonctionnalité. Autrement dit, les repères s’estompent et
n’émettent plus que des leurres pour une société qui tourne à vide.
« Ce
livre en grande ambition tâchait de surprendre quelques aspects de notre usure
collective et peut-être par là de contribuer à ralentir cette usure, à
contester le renoncement.
(…) Hormis
pourtant l’action nécessaire (le bouleversement sans réserve de cette banalité
de mort), il reste à crier le pays dans son histoire vraie : hommes et
sables, ravines, cyclones et tremblements, végétations taries, bêtes arrachées,
enfants béants. »
in Le Discours
antillais (Pages 14/15).
C’est ce que théorise à l’envi le Discours Antillais
tout en annonçant les armes miraculeuses d’une difficile repossession de soi
d’un peuple et d’une parole qui sombrent dans le délire verbal et la parodie de
l’identité.
C’est aussi, derrière la description mortifère, la
reviviscence postulée dont va s’emparer la créolité en déplaçant à nouveau la
problématique ( le point de vue ?)
A la culture de la géographie caribéenne , elle va
faire succéder une géographie de la culture déclinée comme diversité élue. A
côté des fonds baptismaux de la plantation, elle quête dans les marges,
les interstices, les fausses béances
d’un système ouvert sur la dynamique syncrétique des identités mosaïques.
Si la plantation a amassé des densités occultes,
c’est dans les bourgs et la frange de la ville que se sont noués les
emmêlements et que se sont dénoués (en contestation souterraine) les amarrages
assignés par la non-histoire ou l’histoire insue : celle qui évide la
chronique coloniale et remplit la mémoire créole..
Il faut faire une place à part à Simone
Schwarz-Bart, cette femme écrivain qui se situe à la charnière de l’antillanité
et de la créolité et qui à bien des égards mérite d’être considérée comme un
précurseur des voies nouvelles. Même si elle n’a pas théorisé sa pratique, elle
a su déployer dans son écriture des techniques et des procédés qui feront les
beaux jours de la créolité.
« Pluie et vent sur Télumée-Miracle »
annonce dès son titre l’acharnement des éléments naturels contre la personne
miraculeuse et insubmersible de Télumée. C’est donc un roman de la résistance
non pas dans sa forme héroïque et césairienne mais dans la préservation
quotidienne d’un ensemble de valeurs ouvertes à la vie. Télumée endure avec la
volonté de durer et de faire perdurer, à travers son témoignage, l’existence
d’une communauté arc-boutée dans son territoire. Si elle garde en elle (comme
d’autres protagonistes) le souvenir du passé, elle demeure résolument tournée
vers la vision intérieure de son île et la quête de sa vérité.
Cette vision donne à la nature et au paysage un
statut particulier à propos duquel Roger Toumson écrit ceci :
« La
nature, dans « Pluie et Vent sur Télumée Miracle, est une présence vivante
dont l’homme n’est nullement distinct, qu’il ne domine pas et qu’au contraire
il subit. Elle est la forme matérielle, visible d’une force supérieure,
immatérielle, bénéfique et maléfique à la fois, qui se manifeste dans les
moindres circonstances de la vie quotidienne. Elle apparaît bien comme un
« cryptogramme », comme un répertoire de faits hallucinants, de
signes indéchiffrables. Les sujets mis en jeu en sont au stade d’une pensée
religieuse où nature et providence, fatalité et savoir s’informent
mutuellement. Ils se placent sous la dépendance d’une autorité
transcendantale. »
(in T.E.D page 49)
Il y a une sorte d’entrelacement entre les
péripéties qui jalonnent le destin de Télumée et les cadences de la nature.
Généreuse lorsque Télumée nage dans le bonheur elle devient hostile lorsque
Télumée affronte des crises. Et Toumson d’ajouter :
« L’hostilité
est du reste le trait le plus marquant de l’univers dépeint. Plus que de
nature, il conviendrait de parler de « surnature » qui donne sa
facture au roman, organise les épisodes d’une intrigue fantastique. »
(T.E.D Page51)
Plusieurs remarques s’imposent à nous lorsque nous
abordons les différentes fonctions de l’espace dans ce roman.
La première c’est qu’il y a une véritable intimité
entre les personnages et le paysage. Cette réalité génère des métaphores qui
assimilent les qualités des uns aux propriétés de l’autre. Ainsi, Toussine
évoque tour à tour « la grâce d’une flèche de canne », « un
lever de soleil par temps clair », « la grâce insolite du balisier
rouge ». Télumée est appelée « cher flamboyant », « feuille
de siguine sous la pluie » « fleur de coco », « canne
congo », « fruit-à-pain mûr »etc…
La seconde c’est que l’errance des personnages et en
particulier celle de Télumée matérialise un parcours initiatique dont l’enjeu
est la connaissance et la jouissance du « pays ». De l’Abandonnée à
Fond-Zombi, de Fond-Zombi à La Folie, de La Folie à la Ramée en passant par Bel
Navire, Bois Rouge, La Roncière, Télumée, entre chute et salut, déchéance et
remontée, accomplit l’exploration de sa condition humaine et découvre sa vraie
place sur terre. Ceci donne une résonance particulière à certaines citations
emblématiques :
« Le pays
dépend bien souvent du cœur de l’homme : il est minuscule si le cœur est
petit, et immense si le cœur est grand ».
Cœur doit s’entendre dans la double acception de
moteur du sentiment et de pourvoyeur de courage face aux difficultés. Avoir du
cœur , en créole, c’est avoir une capacité forte à endurer et à surmonter les
épreuves en se surpassant parfois.
« Si on
m’en donnait le pouvoir, c’est ici même, en Guadeloupe, que je choisirais de
renaître, souffrir et mourir. »
A travers ces citations , Simone Schwarz-Bart nous
livre l’enjeu du discours idéologique de son roman : légitimer
l’enracinement dans une histoire et dans une géographie. La portée de cet enjeu ne peut se comprendre que si
l’on garde en mémoire le dénigrement et l’auto-dénigrement engendrés par
l’aliénation dans un univers colonial. Eriger l’espace comme valeur pour une
conscience lucide capable d’affronter les aléas du destin et d’en tirer des
leçons positives, tel apparaît l’objectif de Pluie et Vent sur Télumée Miracle.
D’ailleurs, ce n’est pas par hasard que l’itinéraire de Télumée va de
« L’Abandonnée » à « La Ramée » c’est-à-dire de la
confrérie des déplacés à la solidarité des enracinés. Le jardin à la fois lieu
nourricier, lieu édénique et lieu de sagesse devient la figure symbolique de
cette force tranquille.
Avec Simone Schwarz-Bart un renouvellement de la
poétique du lieu s’opère. En effet, loin d’éprouver le lieu en tant qu’espace
problématique elle inaugure une forme de consentement serein qui va se
prolonger dans la littérature de la créolité. Cependant celle-ci va tourner la
page de l’espace rural pour entrer dans la lecture de l’espace urbain.
Dans « Chronique des sept misères », déjà
l’en-ville déroule sa tapisserie créole Djobeurs, marchandes, marché, économie
de subsistance, modes de la survie et des et coetera piroguiers de la mangrove
créole (quimboiseurs, conteurs) construisent , dans une sorte d’errance
centripète le dit de la ville tandis que les mornes s’étiolent ou se préservent
en savoirs opaques.
Mais c’est d’une ville disparue dont parle
Chamoiseau avec la plume de la nostalgie. Nostalgie non gémissante, nostalgie
exploratrice comme en alerte devant un possible avorté dont la survie (sous
d’autres formes) impose vigilance et mémoire. Que l’on songe à l’admirable
épisode du jardin miraculeux de Pipi qui se déconstruit, se dérègle et se
décompose à partir du moment où les hommes de sciences veulent en percer le
secret.
Il en va de même dans « Solibo
magnifique » ou le conteur s’écroule sur la Savane, en plein cœur de
Fort-de-France.
« Sur le
marché au poisson où il connaissait tout le monde, il parlait à chaque pas, il
parlait à chacun, à chaque panier et sur chaque poisson. (…) Au billard de la
Croix-Mission, au vendredi du marché-viande à l’arrivage du bœuf, sur le préau
de la cathédrale après la dévotion, au stade Louis-Achille tandis que nous
assassinions l’arbitre, Solibo parlait, il parlait sans arrêt, il parlait aux
kermesses, il parlait aux manèges, et plus encore aux fêtes. (…) Au Chez
Chinotte sanctuaire du punch… » Pages 26 et 27.
La parole incessante et continue de Solibo se
distribue en des lieux référentiels qui semblent d’un autre temps. Et la Savane
n’est plus, depuis longtemps, la « grande place de liberté
végétale ». Les « flambeaux » des joueurs de serbi s’éteignent
peu à peu et les dames-jeannes de tafia ont émigré vers l’oubli collectif.
Monde du commissariat, de l’autopsie, du Centre culturel, de France-Antilles
semble progressivement vampiriser le monde de Solibo.
Il a fallu attendre Texaco pour comprendre la vraie
lecture de Chamoiseau de « l’en-ville » comme une passion de la
repossession et une épopée de l’en-dessous dans la lisière de la géographie de
l’assimilation.
L’origine n’est plus seulement le bateau négrier et
la mer se fait humblement côtière, pourvoyeuse de survie et de légendes…
« La mort
de l’Africaine ouvrit un nouveau temps. Mon citoyen Esternome gardait bien ce
souvenir. Il racontait cette mort sans fatigue, avec une vague angoisse et une
exaltation. On transporta l’étrange cadavre en petite procession jusqu’au bourg
du Prêcheur afin qu’un missionnaire le vit. On l’enterra dans je ne sais quoi.
La compagnie d’enterrement en profita pour driver au Prêcheur dans la quête
d’une aubaine. Ninon devant la tombe. Seule, désormais, ce retourné de terre
attestait que sa mère lui provenait de l’Afrique. Vaste pays dont on ne savait
hak. L’africaine elle-même n’avait évoqué que la cale du bateau, comme si sa
mémoire, juste là, avait fini de battre. Ninon ne savait pas encore que tout en
cultivant le souvenir de sa mère, elle oublierait l’Afrique : resterait la
femme, sa chair, sa tendresse, le bruit particulier de ses sucées de pipe, ses
immobilités malsaines mais rien de l’Autre Pays. Pas même le mot d’un nom. »
in Texaco Page 134/135.
L’origine
c’est la plantation minée de l’intérieur (empoisonnement/force des mentô/
menace des nègres marrons etc…) et de l’extérieur par les évolutions
juridico-économiques ( salaires/banques) qui entraînent son effacement progressif.
Maison du maître mise à mal, production en régression, fonctionnalité peu
assurée en sont les symptômes. (voir Pages54 et 55)
Texaco est
l’aboutissement d’une itinérance, la concrétisation d’un désir, la prise de
possession d’un rêve sans cesse recommencé, la verrue qui illumine le visage
mort de l’en-ville. Texaco retrace l’importation créatrice de la campagne dans
l’espace urbain, l’odyssée de la mémoire créole et le tressage de la créolisation.
Ce roman nous propose une contestation contestée de
l’assignation de l’univers de la plantation et un consentement fondateur aux
modes nouveaux de la survie.
« l’injuste
prospérité de ces habitations dans cette chaux de douleurs » (Page 45)
Il se donne à
lire comme le commencement d’une modernité créole où se mêlent les résistances,
les ruses, les enracinements précaires et les errances étriquées. Texaco est à
la fois zone de contacts, de contamination, de frontière comme une ceinture de
vérité bordant le mensonge vain de l’en-ville. Zone populaire, laboratoire
explosif de l’inventer créole mais aussi géographie communautaire, communauté
spatialisée reliée par le ciment de l’entraide, de la solidarité, de la volonté
de durer et la nécessité d’endurer. Archives de l’errance, pétrification des
mobilités ancestrales, monumental adossement du friable et du poreux.
« La
ravine en somnole sous le pont, nos cases échassières dans la mangrove
visqueuse, les ultimes camions de l’ancienne compagnie puis les falaises
grimpées par nos maisons à pattes » (Page 28)
Dans « L’homme au bâton », la ville joue
aussi sa partition dans la symphonie du divers et de l’en-dessous revitalisé
par les cultures populaires.
« Lisa
aimait sa rue car elle était cocasse, haute en couleur, bruyante à souhait,
pleine de blagues et de bagarres et inondées par l’odeur tenace de la vie,
c’est-à-dire de l’amour à bon marché, des marinades et de vieux nègres. Des
enfants à moitié nus courant après un cerceau ou une trottinette complétaient
le décor » Page 15 (Folio)
Il suffit de s’attarder aux descriptions de la rue
Vatable, aux plans panoramiques de la ville de Pointe-à-Pitre, à l’évocation de
la case de Man Tata, à la confrontation nocturne entre le Préfet et la
Soufrière pour comprendre que l’espace , dans ce roman, joue un rôle moteur
dans l’avancée du récit et la lecture du réel.
Salons de coiffure, artisans, marchands, commères et
compères, crieurs de journaux, buvettes composent le chant d’une communauté à
la fois baroque et solidaire, unie dans les mêmes croyances, le même rapport au
monde, la même créativité et parfois la même crédulité.
A l’opposé, l’administration coloniale incarnée par
le Préfet se heurte non seulement au mystère de l’homme au bâton mais encore à
l’opacité symbolique de la Soufrière.
Dans « Tambour-Babel » le milieu rural
prédomine. Il est non seulement le cadre de l’histoire mais il est aussi le
lieu privilégié d’Eloi et de Napo. Ils s’y sentent à leur exacte place dans un
rapport fusionnel avec la mémoire des lieux. Loin de vouloir s’en évader, ils
s’y enfoncent profondément (au cœur des bois) pour trouver l’un l’inspiration,
l’autre la clé du savoir musical. Pourtant la musique conduira Napo à une
nécessaire ouverture sur les autres, la ville et le monde. Ses rencontres avec
Hégésippe, avec Vélo, avec Van lévé rythment son contact avec un espace qui
s’élargit au fur et à mesure que progresse la maîtrise de son art.
Il est à noter cependant que Soso et Vélo sont eux
des personnages issus de la ville. De même Hégésippe représente la mémoire du
monde qu’il a connu à travers de nombreuses pérégrinations. Néanmoins, la ville
de Sosso comme celle de Vélo fait plus figure de prolongement de la campagne
que de référence citadine. Et le monde n’est exploré que pour mieux revenir à
soi. Habiter son monde sous le mode de la jouissance telle semble être le
discours sous-jacent du roman. Le voyage véritable se fait par l’intermédiaire
de la musique qui relie toute la diversité en un seul langage : celui de
la transcendance. On rentre en soi dans la dimension creusée par l’histoire
pour mieux sortir de soi par un jeu de connivence avec les autres histoires.
N’est-ce pas là ce à quoi nous invite Morne d’or, espace mythique, durement
conquis par Napo et d’où il peut voir enfin la vérité de son destin, de son
pays et de son talent ? On comprend alors que ce qui compte ce n’est pas
l’espace en tant que tel mais la relation harmonieuse avec l’espace perçu comme
une dictée de la vision intérieure. Dès lors Paris (comme symbole de la domination
et de l’aliénation) peut apparaître pour ce qu’elle est : un leurre, un
repoussoir, une négativité (centre de la tragédie coloniale). Mais l’espace
réel de « Tambour-Babel » c’est la musique créole - et en particulier le gwo-ka – comme aire
d’inscription d’une culture accordée à la mémoire populaire et ouverte à tous
les élans du monde. Vélo mais aussi Mozart, Miles Davis, Ravi Shankar etc…
peuvent l’habiter en toute légitimité car elle est par excellence terre de
cohabitation, d’emprunt et de créolisation. La musique irrigue un terroir qui
est lui-même caisse de résonance des diversités élues et postulées. Les pays
d’avant, le pays d’ici, les pays de l’entour élargis à toutes les souffrances,
à toutes les prières et à toutes les jubilations de la planète y communient
dans un même et seul discours : celui d’une Rédemption, celui d’une
Assomption.
Dans l’univers de Raphael Confiant et notamment
celui de son roman « L’allée des Soupirs » les scènes privilégiées
sont celles des quartiers populaires de Volga-Plage, Terres-Sainvilles, Morne
Pichevin, Sainte –Thérèse etc…
Il s’agit pour lui de nous entraîner, au fil de son
récit dans une visite commentée de tout ce qui s’oppose au centre-ville dont la
connotation bourgeoise est quasiment méprisée. Aussi, il organise une vision
contrastée et hiérarchisée de Fort-de-France. Curieusement, la Savane et
particulièrement l’Allée des soupirs jouent le rôle de zone de contact entre
les classes sociales et les communautés. Un certain nombre de pôles
cristallisent des enjeux de paroles, de croyances, d’actions et révèlent de ce
fait la vérité créole de la ville. Ce sont les cimetières, la boutique du
Chinois, le boxon de la rue Curie qui fonctionnent comme des points d’ancrage
où s’arrime la vie baroque et croustillante des personnages.
La campagne est citée. Elle représente soit le point
de départ d’un destin, soit la zone de repli après une déconvenue, soit le
théâtre d’une résistance quotidienne.
« Ancinelle
regrettait parfois d’avoir quitté Fond Brûlé, dans la commune de Grand-Anse, où
sa mère amarrait des cannes pour un planteur blanc créole. » (Page
17).
« Ce
bandit connaît le Morne Sulpice comme sa poche, il peut nous massacrer à
n’importe quel moment » (Page 70).
On ne peut toutefois oublier que « L’Allée des
Soupirs » orchestre des errances : les émeutiers, les chiens, la
pacotilleuse, les petites gens de Fort-de-France circulent sans arrêt d’un
point à un autre, multipliant les focalisations et donnant ainsi l’illusion que
« la Martinique est vaste », plus vaste que sa géographie. Cela
engendre une juxtaposition d’espaces divers dont les frontières ne sont pas
toujours bien définies. C’est au sens glissantien du terme un espace
« chaotique » bien qu’enraciné dans la terre martiniquaise.
La Guadeloupéenne Gisèle Pineau semble avoir fait le
pari de la confrontation des lieux en cherchant les passerelles contrariées qui
peuvent permettre de nouer des relations problématiques.
Dans « La Grande Drive des esprits »
Léonce tout en étant un homme de la campagne a contact avec la ville (il a une
place sur le marché de La Pointe). Il se rend en Grande-Terre pour rencontrer
le charpentier qui lui construira sa maison.
La narratrice, une citadine, voulant réaliser un
album sur les cases créoles découvre le pays au bout de son appareil de photo.
« Je
sillonnais villes et campagnes. J’allais à pied, en char, à bicyclette. (…) Un
matin , je décidai d’entrer au fond des campagnes. » (Page 41).
Les deux jumelles, pour fuir « un avenir de
mépris » décident de s’en aller avant d’être chassées. Le récit de leur
voyage emprunte au code du conte antillais tout en laissant voir une
intertextualité avec « La Conscience » de Victor Hugo.
« Elles
montèrent et descendirent des mornes inconnus. Elles cheminèrent jour et nuit,
sous le soleil et sous la lune pleine, comme elles deux. Elles passèrent des
rivières et enjambèrent des champs de cannes qui pointaient leurs fleurs
identiques à mille flèches de guerre.
Enfin, elles
arrivèrent dans un pays sans mémoire. » (Page 47).
Pour tenter d’écrire son destin « sans
rature » Célestina quitte Haute-Terre pour se rendre à Pointe-à-Pitre. La
ville nous est présentée de manière rapide avec ses dangers, ses misères et ses
mystères.
« En ce
temps, il y avait des couloirs dangereux : rendez-vous des joueurs de
grenndé ; des ruelles qui sentaient la boulange et l’encens des
sorciers ; des passages où l’on taillait les cercueils entre coiffeur et
pacotilleuse ; il y avait des rues où les cases en bois appelaient
l’incendie et cachaient des misères, des femmes à cinquante marmailles, des
hommes sans manman qui pleurait dans le rhum ; la rue des ma-sœur de
Saint-Joseph, cellede la sous-préfecture, et celle des manawas. La Pointe était
commerce. Les boutiques, lolos, épiceries vendaient un peu de tout merci, comme
au cœur des campagnes. » (Page143)
Après maintes plongées à Haute-Terre, le roman nous
emmène à Paris et à Londres avant de revenir en Guadeloupe.
Dans « L’Exil selon Julia » il est
essentiellement question de personnages déplacés en quête de leur vraie place.
Man Julia, à Paris, ne retrouve plus ses repères culturels mais elle les
cultive dans sa mémoire et les transmet à ses petits-enfants dont la narratrice
fait partie. Dès lors, le retour, après certains détours, peut s’opérer sous le
mode de la réappropriation de l’espace.
« L’Espérance-macadam » nous plonge dans
la désolation de Savane , un quartier populaire, bordé par Ti-Ghetto.
« Et là,
y avait des cases où roulaient des existences en cjien qu’on serrait sous la
tôle et la planche. » (Page 18)
Univers du désespoir marqué par toutes les plaies de
la misère qui grouille, Savane est un rêve avorté qui navigue entre deux
cyclones où se sont entassés les « zombis
des temps nouveaux ».
Lieu d’une incessante guerre multiforme que même
l’arrivée de l’électricité n’arrive « pas à pacifier.
« Savane
était livrée-abandonnée aux esprits de tous calibres qui drivaient dans les
grands pieds-bois, montaient et descendaient, sortaient de Grande-Terre et des
îles inconnues de la Mer Caraïbe pour venir en changement d’air, panser leurs
blessures et poser leurs os sur la terre d’ici-là. » (Page 135)
Seule Angéla semble avoir un semblant d’avenir et
c’est elle qui découvre La Pointe en espérant y trouver une nouvelle naissance.
« Quand
La Pointe apparut, derrière le pont de la Rivière Salée, Angela fit un vœu et
demanda au cyclone de nettoyer son corps au plus profond, de la remettre tout
entière comme avant, au temps de l’innocence. » (Page 284)
C’est ,
malgré tout sur l’évocation de Savane que se termine le roman avec cette image
de « paradis de Joab au macadam des
espérances ».
« L’âme prêtée aux oiseaux », bien que
plus optimiste, poursuivra cet inventaire mouvementé des lieux impossibles en
nous promenant du Paris de la guerre et du racisme, à la Caraïbe des douleurs
et des préjugés, aux Amériques du cloisonnement. Une force cependant essaie de
briser les barreaux de toutes les cages : l’amour.
Il y a lieu de comparer ces différentes
représentations des lieux avec les promesses de « Eloge de la
créolité ».
« entrer dans la minitieuse exploration de
nous-mêmes. » ; « la vision intérieure » ;
« retourner la vision que nous avions de notre réalité pour en surprendre
le vrai. » ; « exprimer une totalité kaléïdoscopique » ;
« la mémoire collective est notre urgence. » tels sont quelques
énoncés qui balisent le parcours théorique de la créolité. Alors , qu’en est-il
dans la réalité des œuvres ?
Il est difficile d’être juge et partie. Toutefois,
il semble bien que les auteurs de la
créolité aient renouvelé la vision et la fonction de l’espace dans le roman
antillais tout en maintenant la dualité ville/campagne. Ils ont assigné aux
lieux une fonction d’archives de la mémoire collective. Ils ont privilégié tout
de même la ville en y recherchant non pas l’éclat hautain et parfois vain du
mimétisme colonial mais au contraire le maelström des quartiers populaires
(Volga-plage, Texaco, Morne Pichevin, la rue Vatable, Bas-de –la-source,
Savane, Ti-Ghetto). Ils ont ouvert ces lieux à une symbolique de l’emmêlement
et de la contamination. Ils ont réhabilité à travers ces lieux des valeurs
culturelles du monde créole. Ils ont proposé une vision intérieure décomplexée.
Empruntant une image à la tectonique, je dirai qu’ils ont révélé l’en-dessous
en essayant de saisir les mouvements des plaques. Evidemment une littérature
n’est jamais achevée mais une poétique est en marche sur les traces ouvertes
par l’œuvre d’Edouard Glissant et de Simone Schwarz-Bart.
Pour terminer, je dirai que l’écriture de l’espace a
donné naissance à un nouvel espace de l’écriture qui, par-delà les notions
d’enracinement et de déracinement, fait déborder le cadre traditionnel pour
s’étendre aux racines, trop souvent enfouies, de l’exister créole. Plus que
jamais : « le pays dépend
bien souvent du cœur de l’homme : il est minuscule si le cœur est petit,
et immense si le cœur est grand ». C’est à croire que les écrivains
antillais ont tous le cœur grand.
Ernest PEPIN
Dublin le 2
septembre 1999.
Une belle réflexion que voilà M.Pépin; je n'ai pu m'empêcher de lire avec attention et je dirai que les auteurs antillais ont peut être le coeur grand car ils ont tant de choses à écrire mais ils trouvent leur inspiration dans ce qui a été vécu par d'autres, et cela il ne faut pas l'oublier.
RépondreSupprimer....J'ai envie de dire lisons , dévorons les écrits sans forcément les interpréter....enfin je trouve ces mots remplis d'une grande humilité et certes vérité....merci