Je
remercie les organisateurs de cette importante manifestation de m’avoir invité
à prendre part à ce colloque. Il a pour thème la question de la diaspora noire
en relation avec la créolité.
Disons d’emblée que la créolité, mouvement
littéraire porté sur les fonds baptismaux par Patrick Chamoiseau, Raphael
Confiant et Jean Bernabé, a été la cible d’attaques virulentes dont les feux
sont loin d’être éteints. Au contraire, tout récemment en Guadeloupe on a vu se
raviver une polémique des plus tendues entre les tenants de l’afro-centrisme et
les adeptes de la créolité.
Il me paraît important en un tel lieu et dans un tel
débat de répertorier l’ensemble des arguments récurrents qui sont versés au
dossier de l’accusation.
« L’idéologie pseudo-progressiste du
« métissage culturel » quant à elle échafaudée par les chantres de la
créolité vise à élargir le fossé que les esclavagistes européens ont creusé
entre les peuples nègres de la diaspora et ceux du continent. Le but est
d’empêcher les nègres de la Caraïbe d’appréhender la communauté de culture et
de destin qui les unit pour le meilleur et pour le pire à leurs frères
d’Afrique. En définitive, il s’agit de faire obstacle à la nécessaire unité des
peuples nègres, et ce par delà mers et océans. »
Opinion de Gratiant CHOUX relevé dans La Créolité
contre l’Afrique publié par René-Louise Parfait Etilé.
Il est par ailleurs, dans le même texte, reproché à
la créolité d’être :
-
sans aucun fondement historique
-
une idéologie néo-assimilationniste
-
une nouvelle forme d’exotisme
-
de passer sous silence la véritable histoire des peuples nègres de la
Caraïbe et d’admettre le viol
-
de conduire les peuples nègres de la Caraïbe dans une impasse
Un autre
« opinioneur » Max-Auguste DUFRENOT ajoute que la créolité mène une
« attaque voilée contre l’Afrique » et contre la négritude et de se
retrancher dans une « petite analyse îlienne ». Il va même jusqu’à
proposer de rebaptiser la créolité en lui infligeant le nom de
« néo-francité ».
Annie Lebrun en son temps,
avec Statue Cou Coupé , paru aux
éditions Jean-Michel Place, a dressé un véritable réquisitoire contre la
créolité en dénonçant :
-
un nouvel exotisme
-
une soumission à l’ordre des choses
-
l’abjection touristique dont ce nouvel exotisme est la projection
littéraire
-
un peu de servitude volontaire qui prend le relais colonial
-
une sous-préfecture de l’idéologie dominante
Elle pourfend une idéologie
de la créolité qui ne formule aucune critique réelle sur l’état du monde et qui
travaille, à travers l’apologie du divers à la plus catastrophique
uniformisation du monde et qui, pour finir, limite ses exigences à
l’esthétique.
Elle condamne un
« racisme intrinsèque ici agrémenté de sexisme » et elle vomit la
littérature de la Créolité qui « repose tout entière sur la fiction d’une
langue qu’elle nie en tant que telle »
Qu’il me soit permis, en
outre et pour faire bonne mesure de citer un article de Jean-Philippe
Omotunde qui stigmatise pêle-mêle :
-
l’univers du flou esthétique
-
l’absence de méthode d’analyse
rationnelle
-
la volonté de juguler les rapports conflictuels
-
le non respect des 10 exigences incontournables dans la définition d’un
concept idéologique.
Je fais par ailleurs
l’économie de critiques négatives provenant de Maryse Condé, de Jacky Dahomay ,
de Richard Burton et de tant d’autres qui mettent toute leur énergie
intellectuelle à diaboliser et à excommunier le mouvement de la créolité.
Devant ces démolitions en
règle, ces piétinements furieux, ces
vomissements nauséeux, une question mérite d’être posée : Qu’est-ce qui
dans la Créolité suscite autant de peur panique et de haine hystérique. Contre
quoi lutte t-on ? Contre quoi croit-on lutter ? Que veut-on
défendre ? Que croit-on défendre ? Au nom de quoi ?
Il me semble nécessaire avant
que d’y répondre d’interroger le concept de diaspora.
Le dictionnaire historique
de la langue française signale que « diaspora » est un emprunt récent
en français , daté de 1908, du grec diaspora « dispersion ». Par
extension (1949) il concerne l’état de dispersion d’une ethnie avec le même
emploi métonymique (la diaspora arménienne).
Dans les années 70, ce mot
est lié au destin du peuple juif et progressivement l’on passe d’une
connotation religieuse à une sécularisation.
Il est important de noter
qu’avant 1968 la définition judéo-centrée de la diaspora insiste sur la
migration forcée d’une population clairement identifée dans le pays d’origine
qui se traduit par le maintien d’une mémoire collective dans le cadre d’une
communauté distincte par rapport à la société d’accueil et par le maintien de
contacts, tant entre les communautés dispersées qu’avec le pays d’origine quand
il existe encore. Après 1968 s’est mise en place une autre définition, beaucoup
plus ouverte, que Tölölyan emprunte à Walter Connor : « la fraction
d’un peuple vivant en dehors du pays d’origine ».
William Safran en 1990-1991
propose d’appliquer ce terme aux communautés expatriées minoritaires dont les
membres partagent plusieurs des six caractéristiques suivantes :
-
leur dispersion, ou celle de leurs ancêtres, à partir d’un
« centre », vers au moins deux régions périphériques étrangères
-
le maintien d’une mémoire collective concernant le lieu d’origine
(homeland)
-
la certitude de leur impossible acceptation par la société d’accueil
-
le maintien du lieu d’origine souvent idéalisé comme objectif de retour
-
la croyance dans l’obligation collective de s’engager pour la
perpétuation, la restauration ou la sécurité de leur pays d’origine
-
le maintien de relations, à titre individuel ou collectif, avec le pays
d’origine
J’ai relevé ces données dans
l’excellent article de Stéphane Dufoix intitulé « Généalogie d’un lieu
commun « Diaspora et sciences sociales ». Elles méritent d’être
corrélées avec la situation anthropologique , historique et culturelle de la
Guadeloupe et de la Martinique afin de répondre à la question cruciale :
le peuple antillais et par delà les peuples de la Caraïbe, sont-ils des
diasporas de l’Afrique noire ?
La question a de quoi faire
bondir plus d’un venant de pays qui ont donné au monde Aimé Césaire, Marcus
Garvey, Georges Padmore, Nicolas Guillen, C.L.R Jammes, Jacques Roumain, Jean
Price-Mars, Toussaint Louverture, Dessalines etc. Etc.
Elle porte en elle l’hérésie
d’un reniement et la chronique d’une rupture annoncée. Elle sent le soufre et
la malédiction et pourtant elle mérite d’être posée.
C’est en effet, la réponse à
cette question fondamentale qui nous permettra de mieux comprendre le processus
complexe par lequel l’antillais s’est créolisé jusqu’à revendiquer sa créolité.
1er critère celui
de la dispersion. Bien sûr des millions d’hommes et de femmes ont été arrachés
de force à leur tribu, à leur culture, à leur langue, à leur pays, à leur
religion, à tout ce qui les constituait en leur qualité d’êtres humains pour
être dispersés dans les plantations du « nouveau monde ».
Cependant force est de
constater qu’ils ne provenaient pas, le plus souvent, du même pays, de la même
tribu, de la même langue, de la même religion, du même vécu et du même exister.
Il y a eu dispersion de ceux qui ont été artificiellement rassemblés dans le
ventre innommable du bateau négrier. Il y a eu dispersion d’une diversité
africaine dont personne ne peut nier l’existence.
Par ailleurs, le peuplement
des Antilles et des îles de la Caraïbe ne s’est pas opéré uniquement avec des
africains dispersés. Il y a eu les Européens dispersés, les Indiens dispersés,
les Chinois dispersés, les Syriens et les Libanais dispersés. Sans compter
cette dispersion première d’amérindiens en provenance de l’Orénoque et qui
furent massacrés par les colonisateurs européens. Cependant leur absence
physique n’efface pas leur présence culturelle. Et ce n’est pas nier les
antagonismes historiques forgés ou légués par la colonisation que d’affirmer,
en nos terres, les origines diverses de notre peuplement. Nous célébrons cette
année en Guadeloupe le 150ème anniversaire de l’arrivée des Indiens
en Guadeloupe.
2ème
critère : le maintien de la mémoire collective concernant le lieu
d’origine.
De quelle mémoire collective
parlons-nous ?
C’est faire fi , hormis pour
la première génération, du processus de déstructuration systématique qui a
gommé les langues d’origines, les religions et les croyances d’origine, les
relations avec les lieux d’origine, les organisations sociales d’origine etc.
C’est faire fi de la
nécessité de s’accommoder à une autre terre, à une autre société, à un autre
système de valeurs qui niait le droit à l’humanité des esclaves d’origine
africaine.
C’est faire fi, l’homme
étant toujours une espérance tendue, de l’obligation de se projeter non pas
dans un temporalité antérieure mais dans un espace de reconquête de soi lequel
passait par l’appropriation d’une terre, d’une histoire, d’une relation inédite
avec la nouvelle donne.
C’est faire fi des
confrontations et des négociations avec les autres mémoires
transplantées : notamment celles de l’Européen et de l’Indien y compris
celle de l’amérindien.
C’est faire fi de
l’obligation de fabriquer ensemble une mémoire collective de la diversité dont
la véritable origine réside non dans la filiation à une terre antérieure mais
dans la coupure radicale d’avec cette terre là.
Si bien que la mémoire
collective dont il est question n’est pas une mémoire africaine, mais une
mémoire-trace de l’africanité préservée, réadaptée, reformulée pour tous.
Si bien que la mémoire dont
il est question est un imaginaire de la mémoire (et toutes les mémoires le
sont) qui a privilégié l’arrachement, l’esclavage, l’émancipation, la conquête
d’une citoyenneté en attendant l’émergence d’un Etat. Autrement dit c’est une
mémoire qui, hors tout le figé, toutes les répétitions et toutes les
conservations, s’inscrit dans la dynamique évolutive d’un projet Guadeloupéen
et d’un projet Martiniquais et pour ceux qui ont déjà un Etat souverain dans la
dynamique d’une affirmation dans le conglomérat chaotique du monde en fonction
des rapports de forces idéologiques, économiques, militaires, culturels qui
traversent le monde tel qu’il est. Ce n’est pas en tant que pays nègres que
Cuba, la Jamaïque, Puerto-Rico, Trinidad ou la Barbade se projettent dans le
monde mais comme des Etats relativement neufs soucieux de garantir leur
légitimité, leur prospérité, leur cohésion et leur rapport libre au monde. Cela
n’empêche pas que leurs cultures soient irriguées par des flux d’africanité
plus ou moins puissants en fonction de leur histoire.
Ce que je nommerai pour la
circonstance « le cas Haïtien » se différencie de l’ensemble
puisqu’il est fait mention expressément de la Première République Noire.
Toutefois, pour néo-africaine qu’elle soit Haïti ne se revendique pas comme un
Etat africain, ni comme un Etat ayant pour vocation de maintenir une relation
privilégiée avec l’Afrique. La plupart des Haïtiens ne rêvent, pour échapper à
leur tragédie quotidienne, que d’aller aux Etats-Unis où dans des ailleurs
divers au nombre desquels l’Afrique ne fait pas figure de privilégiée.
D’ailleurs pour comprendre
cette réalité de la Caraïbe il est nécessaire de défausser l’illusion d’optique
qui tente d’assimiler le mot « noir » au mot « africain ».
Il est d’une évidence patente que tous les noirs ne sont pas des africains et
que tous les africains ne sont pas des noirs. Lutter contre le racisme, le
colonialisme imposait de brandir la peau noire comme un drapeau parce que
l’argument colonial et le plus souvent « blanc »pointait une
idéologie accusatrice contre cette couleur de peau. Ce n’était pas forcément
revendiquer une afrocentricité qui n’est elle-même qu’une construction
idéologique élaborée comme rempart contre les crachats du monde.
L’Afrique exaltée dans les
Caraïbes est une Afrique virtuelle,
« totémique » au sens propre du terme, idéologique et mythique
par quoi s’énonce non seulement une revendication de justice, mais encore la
contestation de l’occidentalité et de ses diverses oppressions. C’est notamment
le cas des Rastafaris pour qui l’Afrique est un emblème symbolique avant que
d’être une réalité concrète et quand persistent, irréductibles, des religions
d’origine africaines, elles sont non seulement syncrétiques mais encore enracinées
. On parle de Santéria cubaine, de
vaudou haïtien, de candomblé brésilien. Enfin elles côtoient nombre de
religions venus d’autres cultures indiennes, européennes, magrebines etc.
En définitive, la mémoire
collective s’est condensée dans un ensemble de pratiques , de croyances, de
comportements qui font la part belle à ce fameux métissage culturel qui hérisse
tant les thuriféraires de la « pureté » et de la filiation directe et
exclusive. C’est peut-être cette « impureté » là et ces filiations
multiples qui nous ont valu l’estampille de bâtard et qui nous valent
aujourd’hui celle de « renégat ». Combien glorieuse semble être
l’épopée des nègres marrons à travers le prisme compensatoire des
résistances ! Sans nier leur exemplarité, il faut modestement convenir que
leurs échecs se mesurent à l’impossible de leur choix. Ils n’étaient pas
condamnés par l’inégalité des forces en présence. Ils furent condamnés par la
force de la terre d’accueil. Celle-ci a ré humanisé un homme dépouillé de son
humanité en lui léguant en retour une autre mémoire collective faite de
dilutions, de recombinaisons, de miettes grappillées, d’inventions nouvelles,
d’où la géniale injonction d’Edouard Glissant nous invitant à avoir une
« vision prophétique du passé ». De tout le passé ! Les mémoires
intactes n’existent pas. Les mémoires sont des réponses thérapeutiques au
présent douloureux des peuples.
3ème
critère : la certitude de leur impossible acceptation par la société
d’accueil.
C’est oublier que la société
d’accueil n’a pas préexisté à l’esclavage. Elle fut une tabula rasa, résultant
du génocide, où le colonialisme a déployé ses ailes de vautour. Cela signifie
que l’Africain déporté est constitutif de cette société d’accueil même si les
conditions de sa venue étaient incompatibles avec toute notion d’accueil. Cela
signifie que les fils et les filles de cet africain là vont, très vite,
s’identifier à cette terre, à cette société, en luttant obstinément pour que
justice leur soit rendue. L’intégration en qualité de citoyen dans cette
société qu’il a contribué à façonner. Hormis le cas particulier des Antillais,
ils sont toutes et tous des citoyens de leurs Républiques multiraciales et
multiculturelles y compris la République d’Haïti.
Et si l’idéologie du retour,
par les armes miraculeuses de la négritude, a prévalu en son temps à aucun
moment le retour effectif, sauf pour Marcus Garvey, n’a constitué l’objectif
suprême. Combien de tentatives de retour se sont soldées par des
désillusions ! Simone Schwarz-Bart en témoigne métaphoriquement dans son
roman « Ti-Jean l’horizon » , Maryse Condé dans ses deux
premiers romans. Aimé Césaire lui-même, chantre de l’africanité, n’a pas prôné
le retour au pays d’origine, il a exploré le retour au pays natal en ayant la
volonté de faire reconnaître et admettre la part africaine de l’identité
martiniquaise. Il a opéré ce faisant un rééquilibrage salutaire dont la
postulation humaniste était et demeure la fraternité et la solidarité avec
toutes les souffrances du monde. On feint trop souvent d’oublier que la
négritude de Price-Mars fut une réponse à l’agression américaine, que celle de
Césaire fut une réponse au nazisme et au colonialisme et que celle des
afro-américains une réponse au racisme institutionnel des USA. Autrement dit la
négritude, adossée au passé de la traite et de l’esclavage, loin de proclamer
une rupture avait comme légitime ambition une intégration négociée à la société
d’accueil . Société qu’elle voulait débarrassée de sa négrophobie y compris
dedans le nègre lui-même. L’objectif dès lors n’est pas de retourner en Afrique
mais de purger la société de ses maux et de ses péchés originels en lui faisant
admettre la diversité de son peuplement et de sa culture et surtout le droit à
la diversité que Césaire appelait le droit à la différence. Par un retournement
curieux de l’histoire, ce droit qui posait problème aux colons semble
aujourd’hui en butte à l’incompréhension de certains frères africains.
Je remarque également que
l’Afrique du sud, confrontée à la monstrueuse question de l’apartheid, n’a pas
construit un discours de la négritude mais à conduit une véritable lutte de
libération nationale. Non pas pour retourner à ses origines, mais pour assumer
son présent et son avenir au bénéfice de tous.
4ème
critère : la croyance dans l’obligation collective de s’engager pour la
perpétuation, la restauration ou la sécurité de leur pays d’origine.
Personne ne peut nier l’existence d’une solidarité émotionnelle avec
les malheurs et les réussites de l’Afrique en ce qui concerne les Caribéens. Peut-on
pour autant affirmer qu’existe la croyance dans l’obligation collective de
s’engager pour l’Afrique ? Le peuple antillais est un peuple
compassionnel. Il est capable de grands élans de solidarité ponctuels mais il
ne s’est jamais senti « obligé » envers l’Afrique. Il y a peut-être,
à travers le refus de certains antillais de faire corps avec l’Afrique, non pas
uniquement une vision aliénée, mais surtout une forme de protestation contre
les représentations fabriquées par les médias. « Je n’aime pas cette
Afrique là » disait déjà Paul Niger ! Il se pourrait bien qu’une
Afrique réconciliée avec elle-même, libre de son destin, puissante et
rassurante puisse générer une autre psyché de l’Afrique et de l’africanité. En
vérité l’antillais et bon nombre de caribéens sont orphelins de l’Afrique parce
qu’ils sentent confusément que l’Afrique est aussi un ogre qui dévore ses
enfants. Ce n’est là qu’une hypothèse.
En tout cas, aucune volonté
de maintien de relations particulières avec l’Afrique ne se manifeste da façon
concrète à travers un programme ou un projet spécifique.
A l’aune de ces différents
critères, il convient de répondre que les peuples des Antilles et de la
Caraïbe, en dépit des marqueurs d’identité d’origine africaine, ne sont pas au
sens propre du terme des diasporas noires de l’Afrique. Il ne faut pas
confondre la conscience de l’origine africaine et l’affirmation de l’identité
des peuples de la Caraïbe.
Penser le contraire c’est
défendre une conception de l’identité où les notions d’essence éternelle, de
temps immuable, de cristallisation de la conscience dans un absolu, de
stagnation de la mémoire, de l’embaumement des momies culturelles prendraient
le pas sur les dynamiques et les processus d’identification à une histoire
singulière.
Il convient dès lors, et
toujours en s’appuyant sur l’article de Stéphane Dufoix d’interroger autrement
le concept de « diaspora ».
On découvre alors une
approche culturaliste et post-moderniste qui insiste plus sur l’errance que sur
la localisation, sur l’espace plus que sur le temps, sur l’hybridité que sur la
continuité, sur l’identification plus que sur l’identité.
« L’expérience de la
diaspora que j’envisage ici ne se définit ni par l’essence ni par la pureté,
mais par la reconnaissance d’une nécessaire hétérogénéité et diversité ;
par une conception de « l’identité » qui vit par et à travers la
différence, non malgré elle. »
Cette approche de Stuart
Hall renforcée par celle de Paul Gilroy modifie totalement le sens même de la
question initiale. Il ne s’agit plus dès lors d’accepter la conception
classique de la notion de diaspora mais de lui substituer celle de
« cultures voyageuses » en mettant l’accent sur une dynamique, un
processus de déracinement aboutissant à l’élaboration d’une culture nouvelle non
pas seulement « transplantée » mais surtout « reformulée »,
« recomposée ».
Paul Gilroy affirmait déjà que la diaspora noire est
double et qu’elle s’inscrit dans la logique du « même changeant »
(changing same). C’est-à-dire dans une logique structurellement contradictoire
de l’origine et du décentrage. Les cultures voyageuses – et particulièrement
celles qui sont sans retour – mettent en co-présence « l’ici » et le
« là-bas » dans une perspective inversée. Le lieu d’arrivée devenant
le lieu d’inscription et d’enracinement au détriment du lieu de départ relégué
au rang d’espace mémorielle purement symbolique. Dès lors, nous entrons de
plein pied dans la vision hybride de la communauté, dans le statut pluriel de
l’identité, dans le tramé d’un écart
entre la dispersion initiale et l’identification au nouveau lieu. Il est
important pour appréhender ce phénomène de privilégier la créativité née de
l’instable au désavantage de la continuité des formes culturelles. La mobilité
au désavantage de la fixité. D’une certaine façon, l’espace nouveau a joué
contre l’histoire de l’origine et c’est désormais l’ambigu novateur de la
frontière symbolique qui impose son évidence.
Et dans ce tremblement où
sinue la ligne de démarcation, l’antillais (le caribéen) énonce la créolité
comme un mode de relation plus adéquat à lui-même et aux autres dont l’Afrique.
Le propos n’est pas d’être
contre l’Afrique ni de renier l’Afrique. Il est de situer les Antilles et la
Caraïbe dans la reconnaissance de leur mouvement créateur initié par la traite
mais aussi par les peuplements successifs.
Notre berceau fut de mer et
notre lieu demeure le clos-ouvert de l’île et la pensée de l’archipel d’où nous
nous projetons vers les autres lieux du monde en hautes houles de la conscience
de la conscience de nos décentrements et de nos écarts.
Et si nous ramènent les
marées vers des fixités antérieures c’est avec l’amplitude de nos métamorphoses
où s’accumulent des temporalités diverses. Elles vont du déracinement au
ré-enracinement, de la dé-territorialisation au territoire, de la souche
primitive aux greffes d’aujourd’hui. A vrai dire, nous sommes des tangences où
s’émiettent le continu et le discontinu, la racine et le rhizome, l’imposition
de l’histoire et le ballant des histoires .
« l’identité créole
relève d’un écart et d’une instabilité, donc d’une tension certaine. »
écrit Mary Callagher. C’est cette tension là qu’il faut interroger pour mesurer
la part d’hétérogénéité, de déplacement, de délocalistion.
Dès lors, ce qui importe ce
n’est pas tant les adhésions mythiques ou les refus aliénants, mais la relation
avec l’Afrique (et les autres continents) conçue comme une transaction obligée
avec l’Histoire, une renégociation et une postulation.
Cependant, posons nous la
question :L’Afrique est-elle, elle-même, un immuable ?
A l’évidence non !
Labourée par des migrations
ancestrales, traversée par l’islam, déstabilisée par la colonisation, elle
subit, elle aussi, les contrecoups de la mondialisation et les convulsions de
son rapport à elle-même. D’où l’on peut affirmer qu’elle est aussi une
diversité et que c’est à valoriser cette diversité que nous la convions comme
nous convions le monde à reconnaître toutes les créolisations à l’œuvre .
Combien de langues, de
religions, de croyances, de mémoires, de cultures, de coutumes s’y nidifient,
s’y échangent et s’y entremêlent de gré ou de force. Plus qu’ailleurs, les
frontières sont poreuses parce qu’elles n’ont pas tenu compte des aires
culturelles. Comme ailleurs, les villes entrelacent des chants divers et des
langages nouveaux en dépit de la permanence des communautés.
Alors, au bout du compte
quels sont les traits essentiels de la créolité ?
C’est d’abord et avant tout
la conscience de la diversité. Diversité de peuplement, diversité linguistique,
diversité culturelle qui culminent dans le métissage culturel.
La mise en relation, malgré
les barrières de race et de classe, malgré les discours ségrégationnistes,
malgré les pollutions de l’imaginaire colonial, a engendré des emprunts, des
échanges et des transferts, a cassé les invariants et a apporté des
innovations.
« L’hybride casse la
linéarité entre formes stables, substrats d’essences fixes et invariantes et
incite à penser les déviations, les détours, les recompositions. »
(Marlène Hospice in
Problématique pour une redéfinition de la figure du métis dans la société
martiniquaise comme objet ethnographique.)
Vous l’aurez compris, le
métissage culturel n’est pas une addition de traits culturels distincts, mais
une interaction qui remodèle les héritages et produit de l’inédit. Le métissage
culturel ne nie pas les congruences initiales mais les subsume par le jeu des
transversalités.
La créolité c’est ensuite la
revendication d’une nouvelle approche de l’identité définie comme mosaïque et
plurielle.
« L’identité créole ne
repose pas sur une base uniforme. ». Cette citation de Jean-Marie Salien
(in Appropriations et publics du discours antillais) est plus que pertinente.
Parce que, dans le contexte
de la colonisation les cultures d’origine ne pouvaient se maintenir à l’identique.
Parce que les africains, les
européens, les indiens ont du réinventer des règles de vie sociales,
familiales et un univers culturel
commun.
Parce que la discontinuité
est le moteur de l’identité antillaise et caribéenne.
Et ce n’est point se rallier
au dominant que de proclamer cela. Ce n’est point s’agenouiller devant les
méfaits de la mondialisation que d’entendre cela.
Bien au contraire, la
logique du dominant est non seulement de méconnaître l’apport culturel du
dominé mais encore de vouloir le maintenir dans le cadre idéologique qu’il lui
a assigné. C’est ; en d’autres termes de l’emprisonner dans une altérité
radicale et irréductible. Ces gens là ne sont pas comme nous ! La logique
du dominant est de sculpter à l’autre un statut d’objet utilitaire. La logique
du dominant est de méduser l’autre dans l’éclat de son regard aveugle.
Cette logique là, la
créolité l’invalide. L’apport culturel est exalté. Le cadre idéologique est
explosé. L’altérité est polluée. L’objet s’érige en co-sujet de son histoire .
Le regard est torpillé. Cela ne signifie point que l’antillais ou le caribéen
se résume à son européanité. Cela signifie qu’une autre altérité est
pétitionnée. Ce qui me distingue d’un « français de France », ce
n’est plus ma non francité, c’est que ma francité n’est qu’une composante de ma
diversité. Il en va de même pour mon africanité. L’identité créole n’est ni
exclusive, ni excluante, ni limitée, ni limitante, ni diluée, ni diluante. Elle
se veut englobante, sans hiérachie, sans subordination, en rébellion contre
l’arrogance de l’UN et les falsifications de l’universel.
En ce qui concerne la
mondialisation, il convient de comprendre qu’elle n’est ni plus ni moins qu’une
domination impériale du monde par les armes du marché et les leurres de la
marchandise. Nous voilà revenus à l’époque de la pacotille et du troc
déshumanisant. La liberté culturelle contre la consommation. Au cœur du
système, l’impossibilité de choisir (de se choisir !), le clonage du même,
l’instrumentalisation des moyens de communication à des fins mercantiles, le
laminage des productions « locales » (y compris les productions
culturelles), l’universel commué en impérialisme.
Dénigrer la créolité en lui
faisant jouer le rôle d’une idéologie de la « soumission » à cet
ordre mondial là, c’est refuser le noyau dur de son argumentation : la
possibilité de choisir et de se choisir, la prise en compte de toutes les
cultures, de toutes les identités comme soubassement et ferment réels du monde.
Face à l’impérialisme du coca-cola, elle prône le droit à toutes les boissons
sans les enraciner dans un territoire. Par delà, se profile l’exigence d’une
humanité libre, libérée des cloisonnements identitaires, des hérédités
tutélaires, des idéologies meurtrières, des circulations à sens unique, de la
consommation assistée, de la mondialisation uniformisante. Autant la
mondialisation est un exclusivisme, une intolérance et un sectarisme à
l’échelle planétaire autant la créolité
est une ouverture, une disponibilité, une diversité, un pluralisme. Ce
par quoi il est un pan-humanisme.
Enfin, c’est l’apologie d’une estime de soi débarrassée
des ruminations masochistes et des minimisations construites par les
colonisateurs . Le tout sous la bannière d’une vision intérieure de la Caraïbe.
Tant que nous nous considérerons comme des africains éperdument nostalgiques,
tant que nous nous regarderons comme des européens mimétiques, tant que nous
mettrons entre nous et notre identité l’indépassable horizon d’une conquête de
l’Autre, nous nous condamnerons à l’inexistence. Nous ne sommes pas des peuples
déchus d’une pureté antérieure, nous avons construits et conquis une culture de
la diversité que nous prétendons aujourd’hui légitimer et partager.
EN GUISE DE CONCLUSION
La créolité a fait le pari
généreux de promouvoir ce qui rassemble la famille humaine en lieu et place de
ce qui la divise. Ce pourquoi , elle est caricaturée, vilipendée, refusée au
nom de toutes les dominations, de toutes
les exclusions, de toutes les guerres passées et à venir. Elle n’a pas la
naïveté de prétendre à la fin de l’Histoire, du Racisme, de l’Intolérance et
des formes nouvelles de la colonisation des peuples et des cultures. Elle
postule que le plus grand défi est de sortir des classifications millénaires
auxquelles se réfère l’humanité pour justifier son inaptitude à la
réconciliation. Elle postule à l’éminente dignité des humanités. Elle postule à
l’incessante tentative d’une fraternité qui, pour exister, impose aux uns et
aux autres de redéfinir leur identité et leur relation au monde. Peut-être même
postule t-elle de se débarrasser des identités pour vivre tout simplement
l’identité ouverte du monde. En ce sens, loin de ne se limiter qu’à des
considérations d’ordre esthétique, la créolité bien comprise induit une éthique
et une politique de la diversité.
Ernest Pépin
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