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dimanche 7 août 2011

A propos de l'héritage d'Aimé Césaire par Ernest Pepin


Tout grand poète est un astre solitaire qui a su s’arracher à la pesanteur de son temps pour faire exister un ciel que nul avant lui n’a eu le génie d’inventer. Est-il soumis à devoir d’inventaire ? Doit-on d’un œil avide poser la question de l’héritage ? L’œuvre est là qui témoigne comme le plus beau des tombeaux et le meilleur berceau. Elle nous regarde encore tremblante d’avoir pris son siècle à la gorge avec toute la fureur d’un impossible combat. Elle offre en des mots durables le chant d’une conscience bêchée jusqu’à l’extrême et ce qu’elle nous laisse est tout ce qui résiste aux circonstances, à l’éphémère, comme un noyau dur de l’histoire de l’humanité. En ce sens tout grand poète recommence la parole première, pose la première pierre d’une cathédrale que nous pressentons inachevée et totale. A quel ombre se vouer devant tant de lumière ? A quel partage et à quel testament ?
Aimé Césaire fut assurément une voix de secours, ruée contre les malfaçons, les édits coloniaux, les certitudes difformes d’une part de la pensée occidentale. Sa raison fut toute de déraison dans un monde où le discours cartésien et celui des marchands engendrait la tragédie des peuples et la mort de la diversité. Un monde figé dans l’imposture des « vainqueurs omniscients et naïfs ». Un monde qui avait fabriqué de toute pièce l’essence noire comme une caricature publicitaire et comme objet de toutes les dominations et de toutes les damnations.
L’Afrique, terre conquise, martyrisée, dépecée, exploitée, dépouillée, devenait ce non-lieu, cette chose, où l’homme se devait de déserter l’humain afin de légitimer l’arrogance des prédateurs et la bonne conscience des pillards. Et c’est d’une petite île qu’on dit Martinique que jaillit la dénonciation, le procès, la mise en accusation de la falsification de l’humanisme au nom de l’humanisme vrai. C’est cela le premier héritage : de nous avoir enseigné la déconstruction des philosophies de la colonisation et par-delà de toutes les formes insanes de la domination. Bien sûr, l’Europe avait Marx et le surréalisme mais elle était ignorante de ses failles intellectuelles et de sa faillite suicidaire dans les tranchées de la première guerre mondiale ou dans les camps de concentration de la deuxième. Dire qu’Hitler n’était pas un accident c’était dire qu’il y avait dans la pensée européenne le squelette des génocides.
Là est l’héritage !
Dans l’obligation de traquer en tout acte et en toute parole le germe de la barbarie et de la déshumanisation. Comprendre cela c’est comprendre que la négritude ne fut pas une affaire de nègres mais un levain pour tous les damnés de la terre y compris ceux de l’Europe.
Et pour en arriver à cette insolence salvatrice, à ce réquisitoire implacable, à cette démesure de l’imaginaire, il fallait un socle, un point d’appui, et ce fut cette descente impitoyable dans ce qu’il est convenu d’appeler la condition existentielle de l’homme noir. Descente du moi dans le ça freudien. Descente mais descente en armes qui convertit le désespoir en lucidité, la blessure en sacralité, la soumission en rébellion, le sens de l’histoire en histoire du sens, et la folie du racisme en libération mentale.
Là est l’héritage !
De découvrir qu’il n’est point de destin ni d’anti-destin et qu’il y a dans toute situation une liberté qui ne demande qu’à fleurir. Sous la peau (la soi-disant peau !) la condition n’est pas le fruit d’une donnée naturelle et immuable elle est le résultat d’une histoire. Questionner cette histoire jusqu’au sang des mots, visiter son historicité, exhiber sa face cachée, l’habiter dans tous ses compartiments, oblige le colonisé à sortir de sa tanière pour rechercher l’oxygène de la connaissance de soi et par conséquent de la connaissance de l’autre. Autrement dit de la connaissance tout court.
C’est cela l’arme miraculeuse !
Non point passion, ni même émotion et encore moins pulsion mais lisibilité qui fonde une légitimité à dire, à faire, à combattre. Cette légitimité là, il nous appartient de la conquérir dans le chaos de notre XXIème siècle.
Au nom de quoi devons nous parler ?
Non pas au nom de la négritude mais au nom de tous les écrasements, de tous les égarements, de tous les crachats où l’être humain s’ensauvage. Lorsqu’un homme se met debout face à un tank, il y a dans cette scène une part de négritude qui se lève. Lorsqu’un peuple se fait massacreur, il y a dans ce contexte une part de négritude qui se nie. Libérer l’autre de ses démons, l’amener à exorciser ses contradictions et lui faire comprendre que lui aussi n’est qu’une construction idéologique et qu’il doit se défaire de sa « peau » idéologique. Tel est le grand défi ! Et il en coûte de le relever pour se relever soi-même. Cela Aimé Césaire nous l’a enseigné et nous ne pouvons pas l’oublier. La conscience se fait méthode et la méthode permet d’illustrer un point de vue (un lieu d’où l’on voit) anthropologique, philosophique et moral.
Il est de bon ton de nos jours de se gausser de la morale comme d’une sorte de vieillerie tout juste bonne à être vendue au marché aux puces. C’est oublier que la morale est l’un des piliers de l’être humain. Il suffit de désarmer la morale pour ouvrir la voie à l’injustice, à la cruauté, au cynisme et à la violence. Cependant la morale n’est pas une abstraction. Elle se concrétise dans des rapports, des relations, des liens.
Et c’est cela aussi la belle leçon d’Aimé Césaire !
De rechercher constamment le point de vue de la morale. Je veux dire de la justice. Sous sa plume la colonisation est immorale et injuste. Pis, elle est injustifiable ! Les colonisations d’aujourd’hui ne concernent pas seulement des territoires, elles s’en prennent également à l’esprit, à l’imaginaire, à l’intelligibilité et même à l’intimité. Elles ajoutent à la domination une obscénité d’autant plus insupportable qu’elle est voilée.
C’est à ôter tous les masques que Césaire nous a convié.
Les masques de l’histoire. Les masques de l’idéologie. Les masques des hypocrisies. Les masques des mystifications. Epouser notre nudité, notre rectitude en refusant le masque de tous les masques : le dogme accoucheur de haine.
Le noir n’est pas l’ombre du blanc ! Le blanc n’est pas la lumière du noir ! La question des couleurs impose un dépassement dont le terme est l’homme dans sa diversité et dans son altérité. D’ailleurs, il n’a jamais été question de couleur mais de négation et d’omni-niant crachat, d’esclavage avec toutes les conséquences que cela suppose. Précisément le refus du droit à la différence ! C’est-à-dire l’imposition du même, de l’UN pour parler comme Edouard Glissant. Toute civilisation élabore sa représentation du même et par conséquent construit sa machine à exclure l’autre. Comment casser ce mécanisme ? Là est toute la question. Aimé Césaire la pose en toute innocence et en toute pertinence. Ce que nous nommons aujourd’hui diversité est déjà contenu dans la différence. A ce détail près, la diversité multiplie alors que la différence isole. Donner droit de cité à la différence c’est postuler la diversité. Cette diversité nous en sommes comptables, responsables. Nous sommes les gardiens de nos frères par-delà les différences. En creux une solidarité nous oblige. Une fraternité nous appelle. Naïveté dira –on ! Lorsque toute l’histoire humaine est jalonnée d’actes infraternels. Utopie chrétienne ! Mensonge républicain ! Peut-être mais l’exigence de fraternité, la plus haute des exigences, soude l’humanité en un tout-monde interdépendant et solidaire. Homme cafre, homme hindou de Calcutta, homme de toutes les différences, femmes de toutes les douleurs, enfants de toutes les souffrances, en reconnaissance réciproque et en relation ouverte, en chair du monde toujours à refaire.
J’appelle cela un héritage de consanguinité et d’horizontalité ou si l’on préfère un héritage d’équivalence. La pointe aiguë de la poésie a dessiné pour nous cet héritage en brisant les fausses hiérarchies et les échelles truquées.
Mais il est un héritage dont je voudrais parler c’est l’héritage de nous-mêmes !
Nous-mêmes débarrassés de cette part écrasée de nous comprenant mieux la geste de Toussaint Louverture, la tragédie du Roi Christophe, le martyr de Patrice Lumumba, le rêve de Martin Luther King, l’acier de Malcom X, le combat de Nelson Mandela, le « yes we can » de Barack Obama, non pas pour nous seuls mais pour tous. Oui la lutte est longue et le génie d’Aimé Césaire c’est de l’avoir condensée en un trou noir capable d’absorber les forces de l’universel. Ce mot fait peur aujourd’hui ! Alors parlons des forces du diversel. Cet héritage là est peut-être plus lourd à porter que les autres.
En ce XXIème siècle naissant où les foudres de la technologie, les prétentions des manipulations génétiques, les passions religieuses, les faillites du libéralisme, les tropismes de l’émigration, les fragilités de l’écosystème, les instabilités boursières, les effervescences guerrières, les émergences imprévues, bousculent toutes les formes de stabilités connues, il y a lieu de nous adapter pour donner au monde la meilleure part de nous-mêmes. J’entends la part d’un imaginaire où nous ne serons plus l’autre, ni la monstruosité, ni le folklore du monde, ni les colonies de vacances, ni les laissés-pour-compte, ni les assistés ou les étranglés du FMI, ni le carnaval des autres, ni les repoussoirs, ni les repoussés, mais tout simplement partie prenante du monde, bâtisseurs d’un autre possible du monde, respectueux de nous-mêmes et des autres.
Nous ? Que l’on n’entende pas les noirs ou les nègres mais les hommes noirs, les femmes noires, les hommes et les femmes tout simplement.
Reste l’héritage de la question de la culture. A l’heure où la culture est devenue une marchandise, un produit de consommation, il semble important de souligner la valeur (humaine) de la culture. Le tout-culture fut une illusion lyrique. Cependant nul ne peut nier qu’Aimé Césaire a fait de la notion de culture – telle qu’il la concevait - l’expression même de la liberté.
Il nous lègue ce primat de la culture et nous devons l’accepter en admettant tout de même que la culture n’est pas un en-soi secrété par on ne sait quelle identité immuable.
Notre XXIème siècle tend à privilégier jusqu’à l’indécence la culture médiatisée, c’est-à-dire la non-culture. De ce fait la question demeure ouverte. Quelle culture pour ce siècle ? Et pour finir quelle poésie pour ce siècle ? C’est à nous de répondre ! Juché sur les épaules d’Aimé Césaire, nous pouvons mieux embrasser les perspectives et apprendre à questionner les questions de notre temps. Savoir oser les bonnes questions est certainement l’héritage majeur d’Aimé Césaire. Alors, gardons la foi sauvage du sorcier et devenons :
Homme d’initiation
Homme de terminaison
Homme de proue !
En ce siècle désaccordé où la parole est brouillée par tant de parasites nous avons mission d’inventer l’harmonie (qui n’est pas l’uniformité) de notre temps. Contre quoi se rebeller ? Les lignes de fractures n’ont plus la netteté du passé. Les détecter sera toujours notre héritage.
Les Amériques dans tout cela ? La Caraïbe dans tout cela ? Revenons à l’ouverture du Cahier d’un retour au pays natal et comprenons. Comprenons que nous habitons des possibles assassinés. Nous habitons aussi des possibles en gestation. Comprenons que nous nous sommes emparés des idéaux de la révolution française (alors même qu’elle s’est souillée et trahie avec Napoléon Bonaparte !) pour revenir aux sources d’un droit imprescriptible : le droit à la liberté ! Comprenons qu’en ce XXIème siècle, nous ne sommes plus le brouillon ni le décalque de l’Europe. Nous sommes notre monde dans le monde. Comprenons que l’héritage consiste à nous accepter et à nous dépasser. Césaire parlait de remontée jamais vue moi je parle de création incessante de soi enjambant les fragmentations géographiques, les barrières linguistiques, les diversités politiques. Je parle d’une émancipation qui va à tâtons et qui sait où elle va. Je parle des Amériques et de la Caraïbe comme d’une alternative aux cécités antérieures. Je parle avec Derek Walcott d’une unité sous-marine. Je parle d’un nègre qui est métis, d’un métis qui est créole, d’un créole qui est le dernier né du monde. Je parle aussi d’un blanc qui depuis longtemps n’est plus européen parce que lui aussi est créole. Je parle enfin de combats à venir. La tache de l’homme n’est pas finie ! Ai-je puisé tout cela dans l’héritage d’Aimé Césaire ? Pas tout à fait.  J’affirme néanmoins que sans cette formidable poussée initiale, je ne l’aurais pas trouvé.
L’héritage de Césaire ? Disons plutôt les héritages de Césaire ! Entre compassion et révolte, l’immense amour de l’avenir ! La force de regarder demain !
Et cette langue qui m’énonce, me dénonce et m’accouche traversant la langue française pour faire entendre le jazz de mon vagissement. Cri nègre ! Que non pas ! Que non plus ! Cœur syncopé de mes boutures multiples me faisant multipliant et plus certainement la belle roue de l’arbre du voyageur de mon siècle.

Ernest Pépin


(Discours publié par A.W.A) .Autorisation d'Ernest Pépin

2 commentaires:

  1. Je crois, comme il est dit dans le texte, il n' y pas mieux qu'un poète pour exprimer, pour relater l'oeuvre d'un grand poète tel Aimé Césaire; M.Ernest Pépin , poète que vous êtes, vous avez su le faire par vos mots, par votre discours qui a été remarquablement repris par toi Dominique! je crois que, en fait, le travail qui vient d'être fait c'est ce que Aimé Césaire désirait,l'émergence des relations entre tous les frères de cette terre, des liens, des interrogations; n'est- ce pas une belle leçon que nous donne Aimé Césaire! enfin encore sous le coup de l'émotion M.Pépin , vous avez su nous rappeler, avec votre âme de poète l'héritage très lourd que nous a légué notre très grand poète Aimé Césaire; Merci Dominique pour cette traduction que tu as faîtes à partir de la vidéo . A lire et relire .Nanadydy

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  2. lebretonnoir.over-blog.fr7 août 2011 à 17:26

    Tout est dit. Rien à ajouter.

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